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Incipit Thérèse Desqueyroux

Publié le

~~Introduction : François Mauriac est un écrivain du début du XXème siècle, plongeant dans les profondeurs de l’âme humaine et dénonçant les travers de la bourgeoisie provinciale. Connu notamment pour son livre Le Nœud de vipères, il a surtout été hanté par un de ses personnages : Thérèse Desqueyroux, héroïne éponyme de son roman publié en 1927. De la première version Conscience, instinct divin jusqu’à la dernière suite parue en 1935, La Fin de la nuit, le personnage n’en finit pas de fasciner. Inspiré d’un fait divers (l’affaire Blanche Canaby), le roman raconte l’histoire d’une jeune femme qui, étouffée par son mariage et les exigences familiales de la bourgeoisie, a tenté d’empoisonner son mari. Le passage étudié est l’incipit du roman qui s’ouvre sur la fin du procès de Thérèse, sortant du tribunal avec son avocat et retrouvant son père. Nous nous demanderons en quoi cet incipit bouleverse les habitudes du lecteur de roman en lui donnant envie de poursuivre sa lecture.

I.Un incipit déceptif

1.Un début in medias res

-Le lecteur est plongé directement dans l’action : le narrateur ne se livre pas à une présentation traditionnelle des personnages et de leur passé comme si on les connaissait déjà. Ainsi, le passage s’ouvre sur le GN « l’avocat » : l’article défini « l’ » renforce cette sensation. Or, on ne le connaît pas et on apprend son nom qu’au paragraphe suivant : « Duros ». Quant au père de Thérèse, il est d’abord perçu à travers une focalisation externe comme le montre l’emploi de l’indéfini « un homme » et la description vestimentaire « dont le col était relevé » (l5) et ce n’est qu’après qu’il est désigné comme « son père » et il faudra attendre la ligne 22 pour apprendre son nom : « Larroque ». Thérèse Desqueyroux est directement nommée à la ligne 1.

-le cadre spatio-temporel n’est pas très précis : ainsi, l’éditeur a rajouté une note pour préciser où se situe le Palais de justice (p23). Une seule indication spatiale est présente à la ligne 32 « sur la route de Budos », reprise à la ligne 37. Quant aux indications de temps, elles sont assez floues : aucune année n’est mentionnée. Quelques indices descriptifs permettent néanmoins de situer l’action à la fin d’une journée d’automne : « la brume » (l3), « les marches mouillées » (l9), « des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie » (l34-35), « les jours avaient bien diminué » (l36), « le crépuscule » (l47).

2.Un début qui ressemble à une fin : l’issue d’une affaire judiciaire

-Toutefois, le lecteur comprend d’emblée que le roman s’ouvre sur la fin d’une affaire judiciaire. Le champ lexical de la justice est en effet récurrent dans cet incipit : « l’avocat » (l1), « Palais de justice » (l2), « Non-lieu » (l6), « déposition » (l17), « aveu » (l20), « témoignage » (l23), « victime » (l23), « porté plainté » (l 62).

-La fin du procès qui s’est clôturé par un « non-lieu » (accusée déclarée non coupable faute de preuves) apparaît comme un soulagement. En témoigne le verbe « cria » à la ligne 6 traduisant l’enthousiasme de l’avocat. Le père, plus sceptique, attend d’être rassuré comme le montre son interrogation à la forme négaative « Il ne peut plus y avoir de surprise » (l15). Toutefois, l’issue de cette affaire judiciaire n’est pas la fin du roman mais lance en réalité l’intrigue. L’incipit ressemble certes à un aboutissement, à un dénouement mais c’est bien ce verdict qui va être le moteur de l’action romanesque.

3.Le lecteur doit reconstruire l’histoire à partir des indices -Le narrateur ne donne pas véritablement d’informations au lecteur qui doit faire des hypothèses. Ainsi, c’est à travers les dialogues, que nous pouvons obtenir quelques indices. Toutefois, les allusions ne sont pas toujours faciles à comprendre et ne prendront sens que plus tard dans le roman. -Ainsi il doit comprendre seul que Thérèse était accusée de tentative d’assassinat par empoisonnement : « il ne comptait jamais les gouttes… » (l20-21), « cette ordonnance …il s’agissait d’un faux » (l60-61), « c’était le docteur Pédemay qui avait porté plainte… » (l61-62). Toutefois, on apprend aussi que le mari n’est pas mort : « il n’y a pas eu de victime » (l25), « la déposition de M.Desqueyroux était excellente » (l59-60) = ces éléments ont sans doute été inspirés par l’affaire Blanche Canaby (cf introduction du cours).

-Enfin, le lecteur est amené à supposer que Thérèse était coupable mais que le non-lieu a été obtenu par plusieurs fausses déclarations : le père insiste d’ailleurs sur l’excuse inventée par sa fille et qui, selon lui, manquait de crédibilité : « Tout de même, l’explication qu’elle a donnée : cet inconnu qui lui remet une ordonnance » (l64-65). La dernière réplique de Larroque est ainsi une analepse rapportant les propos qu’il a tenus à sa fille avant la tenue du procès : « Mais, malheureuse, trouve autre chose…trouve autre chose… ». De même, le mari a couvert sa femme et son faux-témoignage a été efficace comme le montre la réplique de Larroque l 17 : « Après la déposition de mon gendre, c’était couru » : la subordonnée de temps a ici une valeur cause : c’est grâce à la déclaration de M.Desqueyroux que le non-lieu a pu être prononcé.

II.Un portrait en creux de Thérèse

1.Un point de vue interne

Le narrateur, extérieur à l’histoire, recourt au point de vue interne, comme le montre les nombreux verbes de perception dont Thérèse est le sujet : « sentit sur sa face la brume » (l2), « reconnut son père » (l6), « entendait confusément leurs propos » (l13), « déganta sa main gauche pour arracher de la mousse aux vieilles pierres » ou encore cette allusion à l’effet d’un parfum sur elle« l’odeur…n’était plus seulement pour elle » (l49-50) ; « elle fermait les yeux » (l52), « s’efforçait de ne pas entendre » (l53-54), « impossible de ne pas entendre le fausset de son père » (l68-69). Ainsi, le lecteur est invité à se mettre à la place de Thérèse et donc à ressentir une certaine proximité, voire complicité, avec l’héroïne éponyme.

2.Une femme effacée et écrasée ?

-Plusieurs indices du texte semblent donner à T.D une image de femme fragile et dominée. Ainsi, le bref portrait esquissé par le narrateur aux lignes 28-30 : « la jeune femme immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage qui n’exprimait rien ». L’adjectif « immobile », la relative à la forme négative « qui n’exprimait rien » assimile l’héroïne à une sorte de statue.

-La honte semble être omniprésente chez ce personnage et renforcé par les deux hommes qui l’entourent.A la sortie du tribunal, Thérèse cherche à échapper à la presse comme le montre les deux propositions juxtaposées mettant en valeur son sentiment de crainte : « Elle avait peur d’être attendue, hésitait à sortir » (l3-4). De même, le passage au discours direct de l’avocat « Vous pouvez sortir : il n’y a personne » renforce cette idée de devoir se cacher. Le même effet est produit par la comparaison « qui répondait à mi-voix, comme s’ils eussent été épiés ». Le père de Thérèse, surtout, semble vouloir dérober sa fille au regard des autres, sans doute pour préserver la réputation de la famille. En témoignent l’indication de lieu suivie d’une subordonnée de but « en dehors de la ville, pour ne pas attirer l’attention »(l32-33) et le superlatif « les rues plus désertes de la sous-préfecture » (l38). La personnification de la nature renforce ce sentiment de honte et joue un rôle de voile protecteur « Mais le crépuscule recouvrait Thérèse, empêchait que les hommes la reconnussent » (l47 48). De même, la « boue jaillie » (l46) de la roue d’une bicyclette ou d’une carriole a ici une dimension symbolique : Thérèse, bénéficiant d’un non-lieu, est tout de même toujours menacée par la salissure de son accusation.

-Les deux hommes semblent ne pas considérer comme une personne à part entière : le thème du regard est ici très important, ou plutôt celui de la quasi absence de regard porté sur Thérèse : l 10 « Son père ne l’embrassa pas, ne lui donna pas même un regard » : la répétition de la négation signale l’absence d’affectivité paternelle. Même idée aux lignes 55-57 : « qui, pas une fois, ne se retourna vers sa fille ; elle aurait pu choir au bord de ce chemin : ni lui, ni Duros ne s’en fussent aperçus ». A la ligne 28, « Les deux hommes, un instant, observèrent la jeune femme… » : l’indication de temps « un instant » met en relief le court laps de temps où ils daignent la regarder. La comparaison « discutaient comme si elle n’eût pas été présente » achève de transformer Thérèse Desqueyroux en objet.  pesanteur des conventions bourgeoises, poids du « qu’en dira-t-on », société patriarcale et reposant sur la réputation familiale

3.Une femme potentiellement dangereuse

-rappel : cette femme a visiblement voulu tuer son mari et a réussi à maquiller son acte criminel en innocence. La fin du procès apparaît comme une délivrance : dimension symbolique de l’odeur de la ville : métaphore du « parfum de la vie qui lui était rendue enfin » (51-52), personnification de la terre : « elle fermait les yeux au souffle de la terre endormie, herbeuse et mouillée »= T.D revit

-plusieurs indices nous montrent que Thérèse est finalement dominatrice : physiquement, elle est plus grande que son père et l’avocat : l 38-40 « Thérèse marchait entre les deux hommes qu’elle dominait du front ». Symboliquement, elle apparaît comme un obstacle empêchant « l’alliance » des deux hommes : « mais, gênés par ce corps de femme qui les séparait, ils le poussaient du coude »

-Les prises de parole de T.D sont rares : seuls les hommes semblent avoir droit au dialogue alors que les propos de l’héroïne sont rapportés au discours indirect (l30-31). Cependant, la seule fois où elle fait entendre sa voix, c’est pour affirmer son innocence l 24 25 « Il n’y a pas eu de victime ». De même, son envie d’échapper aux propos des deux hommes n’est pas vraiment un signe de faiblesse : lignes 66-67 « Thérèse, moins par lassitude que pour échapper à ces paroles dont on l’étourdissait depuis des semaines » : la construction comparative nous révèle qu’elle n’accorde aucun crédit à ce qu’on lui rabâche. détachement qui montre un certain dédain, voire une certaine insensibilité.

Conclusion : Le lecteur, habitué à lire des romans, lorsqu’il commence Thérèse Desqueyroux, est confronté à un incipit déceptif : le cadre spatio-temporel est flou, les informations sur les personnages sont restreintes et le lecteur doit mener une sorte d’enquête pour relever tous les indices disséminés lui permettant de reconstruire partiellement l’intrigue. S’il peut esquisser les grandes lignes du procès de Thérèse, certaines allusions sont encore trop nébuleuses pour prendre sens immédiatement. Néanmoins, cet incipit déroutant permet de susciter la curiosité du lecteur qui s’interroge notamment sur l’héroïne éponyme. Invité à se mettre à sa place, il est fasciné par le paradoxe du personnage : de la femme effacée, fragile à la femme dangereuse, voire fatale, il n’y a qu’un pas. Le titre peut rappeler un roman antérieur de Zola : Thérèse Raquin mais chez le naturaliste, femme et amant passaient à l’acte et tuaient le mari. En lisant la suite du roman de Mauriac, le lecteur comprendra que les motivations de son héroïne sont beaucoup plus obscures.

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C
Excellent !
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C
bravo pour votre blog le prof de francais s'y inspire totalement pour ses cours
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