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incipit de Jacques le fataliste ES1

Publié le

Séance 3 : incipit de Jacques le Fataliste et son maître, DIDEROT (1796)

En quoi cet incipit perturbe-t-il les habitudes du lecteur de roman ?

I.Un incipit qui ne remplit pas ses fonctions traditionnelles

Habituellement, l’incipit d’un roman a pour fonction de présenter la situation initiale, les personnages principaux, le lieu et le moment de l’action. Il permet au lecteur d’entrer facilement dans le récit. Or, ici, Diderot rompt complètement avec ces conventions.

1.Le cadre spatio-temporel mis à mal

Nous ne savons ni où ni quand se passe l’action romanesque. En effet, l’incipit s’ouvre de manière inattendue sur une suite de questions sans véritable réponse (l 1 à 3). Deux d’entre elles concernent le lieu « D’où venaient-ils ? DU lieu le plus prochain » : or, nous n’avons aucune idée de l’endroit où ils se trouvent. On est donc incapable d’identifier ce « lieu le plus prochain » ? « Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » n’apporte guère d’indices pour élucider le lieu. Les différentes questions reprennent les attentes du lecteur lorsqu’il ouvre un roman mais sans les satisfaire. L’accumulation des questions frustre ainsi le lecteur qui ne dispose d’aucune information. Il faudra attendre la ligne 34-35 : « C’était l’après-dînée » « la nuit les surprit » pour avoir des informations sur le moment de la journée. Toutefois, aucune date n’est donnée.

2.Des personnages dont on ne sait pas grand-chose

-titre de l’œuvre : Jacques le fataliste et son maître = étrange car celui qui domine est cité en second et celui qui est dominé en premier. De plus, c’est le valet qui a un nom (même si c’est un nom très commun à l’époque, celui qui était le plus donné aux garçons) et le maître qui est dépourvu d’identité. Or, pas vraiment d’inversion du rapport de forces puisque dans l’extrait que nous étudions la hiérarchie maître/domestique est respectée : le maître tutoie Jacques (exemple ligne 17) alors que celui-ci le vouvoie (exemple ligne 19). Le maître bat Jacques (l 36-38) sans que celui-ci ne se révolte.

-aucune information sur les personnages : pas de détails sur leur rencontre cf ligne 1 ; ;le nom du maître n’est toujours pas donné. A la fin de l’extrait, on ne sait toujours pas où ils vont. On a juste une anecdote sur le passée de Jacques : celui-ci s’est enrôlé dans un régiment après une dispute violente avec son père et il participe à la bataille de Fontenoy. Il y reçoit un coup de feu qu’il considère comme responsable de la suite de son existence mais sur cette suite nous n’avons aucune information.

3.Une action qui ne démarre pas

L’essentiel du passage est constitué par un dialogue entre le maître et son valet. C’est l’attente du récit des amours de Jacques qui semble être le fil conducteur : l 23 « tu as donc été amoureux ? » ,l 34 « Jacques commença l’histoire de ses amours », l 51 « Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours ». Or, aucune réponse n’est donnée puisque le maître tombe de sommeil et qu’on n’a même pas le début du récit. De même, l’extrait se termine sur la question du maître sans qu’on ait la réponse de J.

II.Un incipit hétéroclite (qui mélange les genres littéraires)

1.Une comédie ?

Plusieurs éléments peuvent faire songer à une pièce de théâtre comique :

-début in medias res : la conversation des deux personnages est comme surprise. Le lecteur ne sait pas ce qu’il s’est passé avant.

-le couple maître-valet qui depuis l’Antiquité est souvent repris dans les comédies

-la disposition typographique : pas de présentation d’un dialogue romanesque ; respecte plutôt les règles du dialogue théâtral avec la mention en majuscule des noms des personnages devant chaque réplique. Souvent impression de stichomythie (enchaînement rapide de courtes répliques cf l 23-33

-le comique de gestes : « les grands coups de fouet » donnés par le maître (l 37), idem dans le récit de J avec emploi d’une litote « il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules » (l15)

2.Un dialogue philosophique ?

- Les interventions du narrateur : « Où allaient-ils? Sait-on où l’on va? » = réponse philosophique et existentielle.

- Jacques le Fataliste : selon Jacques, tout ce qui arrive devait arriver. Son idée est qu’il faut laisser faire son destin. Cette philosophie plus tard sera appelée le déterminisme. Ainsi, c’est parce qu’il a reçu une balle dans le genou qu’il a rencontré l’amour. La parataxe utilisée dans ce passage mime l’enchaînement déterministe des actions et leurs rapports de cause à effet = La fatalité sous-entend que rien n’arrive par hasard, tous les évènements d’une vie s’enchaînent.

3.Un récit

-présence d’un narrateur, déroulement chronologique des faits cf : après dînée, nuit, aube du jour

-présence du récit dans les répliques de J quand il revient sur son passé. Mais récit que le lecteur est amené à apprécier de façon ironique : les faits s’enchaînent de façon mécanique, l’emploi du présent de narration rend l’action vivante mais en même temps un peu ridicule = moquerie vis-à-vis des péripéties parfois peu réalistes des romans

III.Un narrateur tout puissant

1.Un narrateur qui veut provoquer son lecteur

Dès les premières lignes, le narrateur fait preuve d’audace car il ne répond pas aux attentes habituelles du lecteur en posant des questions auxquelles il ne donne pas ou pratiquement pas de réponses. Il prend ainsi le risque que le lecteur, déçu, ferme le livre. Mais ce mépris que semble afficher le narrateur est justement ce qui pique la curiosité du lecteur qui, intrigué devant cet incipit étrange, poursuit sa lecture.

Les multiples apostrophes au destinataire : présence de la deuxième personne du pluriel : l 2 « que vous importe ? », l 39 « Vous voyez, lecteur » l 47 »voilà la seconde fois que vous me faites cette question et la seconde fois que je vous réponds : « qu’est-ce que cela vous fait ? » rejettent le lecteur tout en instaurant un dialogue et donc une certaine complicité avec lui.

2.Un narrateur qui affirme son pouvoir sur ses personnages et le lecteur

Le narrateur-auteur ne cesse d’intervenir non seulement pour commenter l’action mais surtout pour commenter l’écriture d’un roman en train de s’écrire et pour décourager les attentes du lecteur auquel il s’adresse directement = narrateur omniscient, mais qui refuse à dire ce qu’il sait.

Emploi du discours narrativisé « Jacques commença l’histoire de ses amours » (l 34) = choix volontaire car le lecteur ainsi ne connaît pas le contenu du récit de Jacques. De même, l’endormissement du maître, la tombée de la nuit sont autant de moyens de retarder le récit.

D’ailleurs, le narrateur insiste sur ce pouvoir qu’il a de mener l’action à sa guise : l 39-40 « il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait »

3.Une parodie du roman picaresque

Diderot avait très peu d’estime pour le roman, et notamment pour le roman picaresque mettant en scène un héros qui connaît de multiples aventures. Les auteurs de l’époque ne manquaient alors pas d’imagination (naufrage, fausses morts, retrouvailles improbables) et leur intrigue manquait totalement de crédibilité. Ainsi, l’accumulation de questions des lignes 42 à 44 où le narrateur imagine les différents choix narratifs qu’il pourrait faire est ironique. Elle parodie les invraisemblances du roman de son époque. Le jugement péjoratif de Diderot apparaît dans l’exclamative qui suit : « Qu’il est facile de faire des contes ! » : l’adjectif « facile » critique les auteurs qui enchaînent les péripéties de façon grotesque. Le mot « contes » renvoie bien à un univers imaginaire, peu réaliste qui n’est pas du goût de Diderot.

Enfin, il se moque du lecteur en imaginant la question que celui-ci lui poserait « Et où allaient-ils ? » (l 47). Il montre au lecteur que son attente traditionnelle entraînerait une déception « Si j’entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques… »

CCL : Cet incipit perturbe les habitudes du lecteur car le narrateur détourne les codes et les fonctions du début de roman traditionnel. Il brise le principe de l’illusion romanesque en s’adressant à son lecteur mais pour ne lui fournir aucune réponse à ses attentes habituelles. En mélangeant les genres littéraires, il fait de son livre une œuvre inclassable où le narrateur exhibe les ficelles du romancier pour provoquer le lecteur qui, curieux, continue de lire.

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